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Législation-Tunisie
Le gouvernement intérimaire, entre illégalité et illégitimité par Mehdi Chouikha
par Mehdi Chouikha
(article publié en relation avec la Révolution de la Dignité - Tunisie - Janvier 2011)
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Le droit tunisien en libre accès

 

Le droit tunisien en libre accès

Il est des fois où trop de détails finissent par trahir une volonté politique, où un certain comportement finit par démontrer de véritables desseins. Tel semble être le cas du gouvernement intérimaire en Tunisie.

Vous souvenez-vous de ce que nos bien-pensants avaient dit dès le 14 janvier dernier ? « Restons dans la légalité constitutionnelle », « Si nous sortons du cadre de la Constitution, ça pourrait nous conduire à l’anarchie, car l’inconnu fera naître l’insécurité », etc…

Ce discours avait de fait légitimé l’accession de Foued Mebazaâ à la présidence par intérim, ainsi que le maintien de Mohamed Ghannouchi comme premier ministre.

Dans le même temps, on nous annonçait que le délai constitutionnel de 60 jours ne sera pas suffisant pour tenir des élections, et que le gouvernement intérimaire se donnait un délai de 6 mois. Dans les faits, ça se comprend. Mais on a omis par la même occasion de nous dire que, passé ce délai de 60 jours, nous serions hors du cadre de la Constitution, hypothèse tant décriée par ceux qui, pourtant, s’y dirigent.

La schizophrénie au mieux, mauvaise foi au pire, de ce gouvernement intérimaire ne s’est malheureusement pas arrêtée là.

Les commissions ad hoc

Ce gouvernement intérimaire a décidé de maintenir la création des commissions ad hoc, décidée par Ben Ali lui-même pour faire taire les contestataires : une commission chargée de réformes législatives, une autre chargée de recueillir les plaintes sur la corruption au sein de l’ancien régime, et une troisième chargée de recueillir les plaintes sur les exactions commises par le régime de Ben Ali lors des affrontements.

La commission « réformes » n’a aucun caractère légal. Son président a été désigné par le premier ministre d’un gouvernement transitoire, et même pas par arrêté du premier ministre ou décret du président, conformément à la loi. Les membres de cette commission ont été désignés par le président de la commission lui-même, entraînant par accessoire l’illégalité de ces désignations.

Cette commission est chargée de préparer les réformes politiques par la modification de certaines lois (loi électorale, celle sur les partis politiques, etc…). Or, la Constitution n’accorde l’initiative des lois qu’au Parlement et au gouvernement, présumés être les représentants du peuple. Ladite commission, en plus d’être illégalement formée, n’a donc aucune légitimité populaire.

Les commissions « corruption » et « exactions » sont formées de la même manière illégale que la commission « réformes ». Elles ont quant à elles pour prérogatives la réception de plaintes et la réunion des preuves d’infractions pénales, ce qui relève exclusivement du pouvoir judiciaire (procureur de la République ou juge d’instruction, selon les cas). Comment envisager qu’une commission politique, car nommée par le premier ministre, membre de l’exécutif, puisse bénéficier des prérogatives du pouvoir judiciaire sans porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs ?

Ces trois commissions, dans leur mode de désignation et dans leurs attributions, révèlent donc un manquement grave aux principes constitutionnels sensés guider le choix entériné par le gouvernement intérimaire lui-même depuis le 14 janvier. Le président et le premier ministre intérimaires semblent avoir fait fi du seul argument qu’ils ont utilisé pour se maintenir au pouvoir.

L’habilitation du président par intérim à légiférer par décrets-lois

La loi habilitant le président par intérim à légiférer par décrets-lois a finalement été promulguée le 9 février. Cette loi, bien que considérée conforme à la Constitution par le conseil constitutionnel, n’en est pas moins entachée d’inconstitutionnalité. En effet, l’article 28 de la Constitution permet au Parlement de déléguer son pouvoir législatif au président de la République pour une période et relativement à des domaines déterminés. Une institution constitutionnelle sensée être élue par le peuple délègue donc son pouvoir momentanément à une autre institution à la légitimité populaire similaire, puisque le président de la République est également présumé élu par le peuple.

Or, le président par intérim n’est, par définition, pas élu. Comment logiquement considérer que celui-ci puisse se voir attribuer, même momentanément, un pouvoir législatif dans le cadre d’un Etat de droit ? Cette solution est contraire à l’article 3 de la Constitution qui prévoit que la souveraineté appartient au peuple car ce peuple se fait subtiliser le pouvoir qu’il a délégué au Parlement par un président par intérim qu’il n’a pas élu, et ce avec la complicité du même Parlement.

Ce détournement de pouvoir, contraire à la Constitution, n’est autre qu’un coup d’Etat.

La volonté de réformer affichée par un gouvernement intérimaire

Un gouvernement intérimaire a par définition un objectif unique : gérer les affaires courantes en attendant l’élection présidentielle qu’il doit organiser (c’est ce qui ressort de l’esprit de l’article 57 de la Constitution). Mais depuis la nomination du premier, puis du deuxième gouvernement de transition, force est de constater que notre gouvernement intérimaire n’a eu de cesse d’afficher sa volonté d’engager des réformes dans des matières étrangères à celles pour lequel il est en place (le gouvernement étant censé réformer uniquement le système électoral et les conditions d’exercice des libertés publiques pour garantir des élections libres et loyales). A titre d’exemple, la nomination d’un ministre auprès du premier ministre chargé des réformes économiques et sociales (M. Elyès Jouini), la volonté d’engager des négociations syndicales avec l’UGTT ou encore l’habilitation donnée au président par intérim de légiférer en matière de conventions internationales, de droit de la propriété, de développement économique et social, de finances et de fiscalité, d’éducation et de culture, sont des indices graves et concordants laissant penser que ce gouvernement ne se considère pas comme simplement intérimaire et qu’il compte engager des réformes en profondeur, sans avoir reçu de mandat du peuple pour cela.

Un gouvernement illégitime et hors-la-loi

Il en ressort que ce gouvernement, qui a paru vouloir rechercher la légalité à défaut forcément de légitimité depuis le 14 janvier, se retrouve par son comportement actuel dépourvu de l’une et de l’autre. Sa récente violation de la Constitution en est, à mon sens, le point le plus significatif, en attendant le 17 mars prochain.

L’échéance du 17 mars

Cette date du 17 mars marquera une nouvelle atteinte à la Constitution par le gouvernement qui se présente pourtant comme en étant le garant. Cette date marquera la fin du délai de 60 jours fixé par l’article 57 de la Constitution pour organiser des élections présidentielles.

Nous n’aurons probablement pas d’élections avant cette date. D’un point de vue pratique, ce n’est pas plus mal ; les différentes idées politiques n’ayant pas le temps de se structurer avant cette échéance. Nous sommes donc dans une impasse constitutionnelle, puisque le gouvernement se condamne forcément à violer de nouveau la Constitution, et à commettre de nouveau un coup d’Etat.

L’utilisation par le gouvernement intérimaire du discours légaliste pour légitimer sa présence au sommet de l’Etat n’est donc plus possible. L’unique fondement à la présence de Foued Mebazaâ comme président par intérim, et de Mohamed Ghannouchi comme premier ministre, a été foulé aux pieds par ces mêmes personnes, avec la complicité d’un Parlement et d’un conseil constitutionnel aux ordres, comme à l’accoutumée.

Qu’ont donc ces deux citoyens de plus que les autres pour être respectivement président par intérim et premier ministre ? Rien. Qu’ont-ils de moins qui les empêcherait d’occuper ces postes ? A part une collusion avec la dictature d’hier, et une habitude à dépasser leurs prérogatives constitutionnelles (ce qui est dangereux quand on dirige un Etat), rien non plus.

Quelle alternative ?

La Constitution actuelle aurait pu être un atout en faveur de la transition, si elle était un tant soit peu correctement pensée. En l’état, elle ne peut que conduire au blocage, et elle nous l’a démontré.

Les édifices les plus solides ont émergé d’un terrain nu. Il faut simplement les doter de fondations solides. La Constitution actuelle est un socle instable en lui-même sur lequel nous ne pouvons, a fortiori, raisonnablement rien construire.

La solution de la table rase, pourtant proposée dès le 14 janvier, demeure d’actualité. Table rase de la Constitution ne veut pas dire table rase de notre passé. Pour preuve, l’élaboration de la Constitution de 1959 ne s’est pas faite sur la base de celle de 1861. Nos ascendants ont eu l’intelligence de créer leur nouvel Etat de toutes pièces, en convoquant les électeurs pour élire une Assemblée Constituante, qui a fait office d’organe législatif le temps de la transition.

Reste la question de savoir qui pourra gérer les affaires courantes pendant l’organisation de ces élections. Je dirais : n’importe qui qui serait doté de bonnes intentions, au passé irréprochable, n’ayant pas été dans la confusion avec la dictature, et n’en ayant tiré aucun profit. Nous sommes des millions dans ce cas. Certains noms de personnalités connues et reconnues pour leur intégrité ont d’ailleurs été avancés. Ces personnes, regroupées en comité de salut public (quel qu’en soit la dénomination), seraient épaulées par une administration publique somme toute assez bien structurée.

La révolte conduit à la réforme. La révolution implique la rupture. Un peuple qui se révolte exige des changements tout en gardant tels quels les règles fondamentales auxquelles il se soumet. Un peuple qui fait la révolution rompt avec ces mêmes règles fondamentales auxquelles il se soumettait, et se construit un avenir radicalement différent.

Choisir la voie de la réforme au lieu de celle de la rupture, c’est nier toute la profondeur des aspirations du peuple, et maintenir un problème insoluble engendrant des comportements malsains.

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