Source : Page officielle de la présidence du Gouvernement tunisien - 18 mars 2023
Bonsoir,
Je poursuis l'examen des objectifs que la présidence du gouvernement a mentionnés au sujet de la modification du code des changes et j'aborde aujourd'hui l'examen du second objectif.
Le second objectif est
Freiner les flux financiers illicites
« Illicites » est synonyme de illégaux, frauduleux, prohibés, illégitimes, interdits, proscrits, irréguliers, extra-légaux, défendus, etc.
Il y a de tout cela dans l’actuel Code des changes, mais, partir des définitions classiques et communes nous entraînerait dans un commentaire sentencieux, très éloigné de notre objet qui faut-il le rappeler, s’inscrit strictement et simplement dans le cadre de la prochaine mise à la disposition du public d’un projet de texte de loi portant amendement, abrogation, modification, etc., de l’actuel code des changes promulgué par la loi n° 76-18 du 21 janvier 1976, voilà bientôt un demi-siècle et qui a bénéficié d’une modification majeure en 1993.
Ledit projet a été adopté par un conseil des ministres en date du 14 mars 2024, mais fait l’objet d’un embargo pour des motifs non portés à la connaissance du public, peut-être, afin d'en faire la traduction en langue arabe puisque la seule version fuitée — et paraît-il non conforme à la version adoptée — est en langue française. Peut-être aussi pour permettre au président de la République de trancher des choix en balance car, c'est en son nom que le projet sera soumis aux députés.
Donc pour introduire ce commentaire et clore cette trop longue introduction, mieux vaut retenir la
définition que donne le Fonds Monétaire Internationale :
Les flux financiers illicites désignent les mouvements transfrontaliers de fonds qui sont gagnés (corruption, contrebande…), transférés (fraude fiscale…) et/ou utilisés (financement du terrorisme…) de manière illégale .
Le code des changes en tant qu’instrument de lutte contre les transferts financiers illicitesTransposée à l’objectif que sous-tend la modification du code des changes, la définition que donne le FMI des transferts financiers illicites signifierait que les autorités tunisiennes viseraient désormais à travers sa modification à :
1. réduire les possibilités de génération de fonds issus de la corruption, de la contrebande, de l’économie parallèle, etc., qui
in fine seraient importés et exportés de et vers la Tunisie,
2. réduire
l’évasion fiscale qui érode la base d’imposition des recettes fiscales de l’État tunisien à travers, principalement, la conservation à l’étranger des bénéfices et revenus des investissements des résidents en dehors de la Tunisie ainsi qu’en sens inverse les entrées de capitaux illicites provenant de la fraude fiscale des étrangers qui seraient investis et déposés en Tunisie sans que réellement le pays n’en bénéficie autant que les avoirs tunisiens bénéficient aux pays étrangers et à leur économie
3.
réduire les entrées de fonds pouvant financer des activités liées au terrorisme et assimilées en Tunisie.
Les objectifs ultimes de la lutte internationale contre les transferts financiers illicites, ainsi définis et extrapolés au contexte et à l’environnement tunisien sont considérables même en l'absence d'un contrôle des changes.
Ces objectifs sont poursuivis par un grand nombre de pays qui à la différence de la Tunisie, ne disposent plus d’un instrument de contrôle aussi puissant – en théorie -que le contrôle des changes et son code. Tous ces autres pays, pour la plupart des pays ex-colonisateurs, ont très sensiblement assoupli leur réglementation des changes au sortir de la guerre et de la fin du Plan Marshall qui les a soutenus à la différence des pays ex-colonisés abandonnés*. Mais même parmi ces autres pays,
rares sont ceux qui ont complètement démantelé leur contrôle des changes**.
En Tunisie, le contrôle des changes a été et est resté fortement accolé à des considérations principalement financières et à la protection des ressources et avoirs du pays, c’est-à-dire aux mêmes considérations qui ont veillé à son instauration en 1939 en Tunisie et ailleurs. Rares, voire inexistantes sinon très limitées, ont été les initiatives prises en Tunisie pour utiliser le contrôle des changes à d’autres fins que celui pour lequel il a été instauré sinon à protéger les bénéficiaires d'une économie de rente naissante***. La récente circulaire prise par le nouveau gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie de soumettre à communication les transferts reçus au profit des associations —
circulaire n° 7 du 11 mars 2024 — n’aurait jamais pu être prise (ou actualisée) en l’absence de l’assise juridique que lui conférait l’existence et l’application en Tunisie d’un contrôle des changes primaire. Cette initiative reste cependant marginale, très marginale au regard des moyens et du dispositif mis en place en Tunisie au niveau du système postal et bancaire pour la communication relative aux échanges financiers transnationaux, édifice qui tombe progressivement en désuétude malgré des investissements multi-décenaux.
Gageons que la mention par la Présidence de la République d’un objectif de limitation des transferts financiers illicites parmi les objectifs assignés à la modification du code des changes procède de cette
démarche sainement opportune de mettre à profit le dispositif du contrôle des changes pour lutter contre un fléau international que peinent les pays du monde à endiguer et qui, à grands frais et création de comités, organisations et normes dont le coût n’est souvent pas évalué (GAFI : Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux, le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales [OCDE], BEPS : Base erosion and profit shifting (OEDC/G20)) mettent en place. Leur entreprise vise en fait à
asseoir un dispositif comparable à celui du contrôle des changes, mais qui ne dit pas son nom et qu’en aucun cas, pour des raisons d’abord dogmatiques, ils ne reconnaîtront.
Le contrôle de l’application du contrôle des changesAu-delà de cette vision contemporaine et actuelle, il reste qu’un transfert financier illicite est aussi un
transfert extra-légal, c’est—à-dire effectué en infraction aux dispositions du code des changes et de ses textes d’application. Fixer un objectif de réduction des transferts financiers illicites est, dans ces conditions, une
reconnaissance formellede la présidence du Gouvernement, de l’insuffisance des contrôles et leur carence à intercepter et bloquer ces transferts.
Mais au fait qui donc, aujourd’hui et hier, procède aux transferts licites et illicites dans le régime des paiements extérieurs de la Tunisie ? Selon le code des change - art. 3 de la loi 76-18 - ils sont au nombre de trois :
- la
Banque centrale de Tunisie pour les transferts qu’elle réalise pour le compte des banques, de l’office des postes et le gouvernement et le trésor tunisiens,
- les
banques et l’
office des postes pour leurs comptes et le compte de leur clientèle.
Techniquement, il est donc impossible qu’un transfert financier de devises ayant pour contrepartie des dinars intérieurs tunisiens puisse être effectué sans l’intervention de ces trois acteurs. A contrario, si des transferts illicites ont été effectués comme l'établit la présidence du Gouvernement qui cherche à les « freiner »,
une défaillance des dispositifs de contrôle au sein de ces trois entités et des contrôleurs qui les « contrôlaient » est officiellement reconnue.
Il reste donc à espérer que les modifications apportées au code des changes dans le projet qui a été adopté par le conseil des ministres du 14 mars 2024 aient pris en considération l’insuffisance des dispositifs de contrôle au sein des entités autorisés à des transferts de devises et de l’insuffisance du contrôle des contrôleurs, s’il en est, et des fausses assurances que peuvent donner l'existence formelle de contrôleurs ou leur existence sinon à
la réduction du nombre des intervenants qui comme, en matière d'opérations de banque et d'opérateurs de paiement, ne seraient pas autorisés à effectuer certaines opérations si elles ne démontrent pas leur capacité à le faire.
Rendre licite l’illiciteAtteindre l’objectif assigné en matière de réduction des flux financiers illicites consiste aussi, très simplement, à réduire la « liste des opérations illicites aujourd’hui » c’est-à-dire
changer le statut de ces opérations d’interdites, prohibées, soumises à autorisation, etc. au statut d’opérations libres et libérées. C'est simple techniquement mais couteux économiquement et financièrement dans l'état actuel de l'économie tunisienne.
ConclusionL’examen du projet de code des changes adopté permettra d’apprécier dans quelle mesure les trois déclinaisons de la mise en œuvre du second objectif assigné à la modification du code des changes que je viens succinctement de présenter auront été envisagés et appliqués par les départements techniques et les ministères associés à la réunion du conseil des ministres du 14 août 2024.
Sur la base de cet examen attendu et que je prévois d'entamer dés la levée de l’embargo qui affecte le projet de code des changes nouveau adopté, ce commentaire sera approfondi davantage, car, on ne doute pas des difficultés de l’entreprise et surtout des insuffisances que cette mise en œuvre va engendrer au point que des
difficultés nouvelles puissent naître et
annihiler les avantages futurs supposés par de nouvelles carences, déficiences et incomplétudes.
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* Le Plan Marshall mis en place en 1948 n’a pas directement démantelé les contrôles des changes, bien entendu, cependant il a favorisé la croissance économique, la modernisation industrielle et le renforcement des échanges commerciaux entre les pays européens, contribuant ainsi à la stabilité politique et à la croissance de la région et leur a ainsi permis d’assouplir considérablement leur contrôle des changes.
** Pas même les États-Unis d'Amérique que l'on cite comme étalon de la la liberté économique et de change, qui à ce jour maintiennent certaines restrictions sur les paiements et les transferts pour les transactions internationales courantes afin de "
répondre aux menaces contre leur sécurité nationale, leur politique étrangère ou leur économie."
*** Bien sûr, la Tunisie n'a pas de pétrole iou une autre ressource naturelle qui comme le souligne Thierry Brésillon, " permet, avec un minimum d’investissements, de remplir les caisses de l’État, de bâtir des fortunes personnelles, d’importer les biens de consommation et d’acheter la paix sociale." "Économie de rente" est interprétée ici dans le sens où "La ressource créatrice d’opportunités d’affaires en Tunisie, captée par un cartel de familles, c’est le régime d’autorisations et de licences qui verrouille l’activité économique. Et plus précisément, les relations avec l’autorité politique qui l’instaure et l’administration qui l’applique." Source : « En Tunisie, l’économie de rente a été plus forte que les idéaux de la révolution », Middle East Eye édition française, consulté le 28 mars 2024, https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/tunisie-economie-rente-justice-sociale.